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Mars 2014

 

Bien qu'il soit un écrivain parfois décrié, c'est Howard Phillips Lovecraft qui m'a donné le goût des nouvelles et des récits où le quotidien peut devenir effrayant.

Alors, pour lui rendre hommage, c'est lui que j'ai choisi pour ma nouvelle du concours

 

"L'écriture prend le large"

 

dont le thème était "Lettre du bout du monde à mon écrivain préféré".

Même s'il n'est plus mon écrivain préféré. (D'ailleurs, depuis mon adolescence, je m'abstiens de relire ces écrits de peur d'être, peut-être, déçu maintenant que je suis adulte. (Et puis la mémoire embellie souvent le souvenir)

 

Une nouvelle que je vous livre ce mois-ci.

 

LETTRE A HOWARD

 

Gilles                                                                                                            Les Seychelles, Août 2013

 

                                                                                                                                                                                                                                                                            Howard Phillips Lovecraft

 

 

Mon Cher Howard,

 

 

J'essaie, en vain, d'imaginer ta réaction si tu te trouvais à mes côtés en cet instant.

Je suis persuadé que tu ne le souhaiterais pas. Du moins, tes écrits me le laissent à penser.

Car, quoi de plus éloignée de ta personnalité, cher Howard, que cette plage des Seychelles baignée de soleil où je me prélasse en consommateur lambda repu et friqué.

 

 

Protégé par un parasol couleur pastel, je joue de mes doigts de pieds dénudés tout en regardant d'un œil mièvre ce qui m'entoure.

Sur l’immense plage au sable fin et brûlant de cette île paradisiaque s’exhibent de désirables filles vénales offertes aux alizées et aux prédateurs fortunés. Face à moi, une mer d'un bleu irréel parcourue d'estafilades d'écume blanche soulignant le relief de vagues qui s'assoupissent en apercevant la paresse des baigneurs. Autour, un millier d'humains abîmant nonchalamment leur enveloppe corporelle jusqu'au cuivre huileux sans réfléchir un seul instant aux désagréables conséquences futures. Dans mon dos (car j'ai trop la flemme de me retourner), je reconnais l'odeur mêlée de tous ces mets aux saveurs exotiques «made for touristes» qui s'étalent sous une paillote ombrée à la lisière d'une palmeraie qu'aucune brise ne vient inquiéter. Plus loin, les larges allées ombragées convergent vers cet hôtel du bout du monde aux chambres spacieuses et colorées qui, comme une prostituée de luxe, accueillent à tour de bras les clients avec pour seul critère l’épaisseur matelassée de leur portefeuille.

 

Tout ce décorum te répugnerait sans doute.

Et pourtant, je te dédie ce moment où je somnole et me goinfre de désœuvrement dans mon maillot de bain estampillé d'une marque à la mode.

 

C'est en partie grâce à toi Howard, grâce à la lecture de tes textes que j'en suis arrivé là. De ce «rôdeur devant le seuil» acheté, par hasard, lors de vacances adolescentes. Dévoré, déjà sur une plage, en quelques courtes semaines, il m'invitait à la découverte de tes nouvelles horrifiques.

Dès lors, chaque nuit, la peur de ta prose me consumait comme une jouissance maléfique. Je recherchais ces angoisses que tu avais couchées avec ardeur et justesse sur le papier. Je buvais, en alcoolique littéraire, jusqu'à la dernière goutte de ton œuvre.

Cette drogue dure qui m'emprisonnait a éclairé ma passion comme l'ampoule illuminant la noirceur de mes jours d'ennui.

Tu as ancré en moi les esquisses de mes écrits futurs, le goût du macabre, du sordide, de la noirceur de l'âme humaine. De l'arabe fou Abdul al-Hazred jusqu'à Cthulhu maître des Grands Anciens, en passant par les incantations interdites décrites par le Necronomicon, je me délectais et m'imprégnais de ce venin sirupeux qui, aujourd'hui, coule en moi.

Bien sûr, je te l'avoue, depuis j'ai pris mes distances. J'ai développé et affirmé mon style. J'ai travaillé ma propre identité littéraire, mes propres sentiments, mes propres ressentis. Bref, mes propres armes.

Mais, comme les cailloux guidant le Petit Poucet, les sensations éprouvées grâce à toi restent à jamais au plus profond de mon être, comme des repères imperceptibles de mon chemin.

 

Aujourd'hui, ma réussite littéraire permet d'offrir à ma famille des vacances dans un lieu où la postérité, et l'opulence financière obligent à se rendre. Mais, je ferme les yeux et je reviens, sous cet éblouissant soleil, aux rives sombres de la Miskatonic, aux secrets enfouis dans les ouvrages légendaires de la bibliothèque d'Arkham, aux brumes repoussantes de Providence.

C'est ce lieu, si éloigné de ton image au teint cireux, de tes démons grandioses, que j'ai choisi pour te rendre cet hommage épistolaire.

 

Non, tu n'aimerais pas être ici présent avec moi. Ou alors, tu t'arrangerais certainement pour faire surgir de l'océan une de ces entités innommables dont tu as le secret, et qui nous emporterait tous dans la mort.

Ou pire, dans la folie.

Je te reconnais bien là, mon cher Howard.

Va en paix

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     Gilles

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